1
Dix heures du matin. Le
lieutenant Georges Bergé, capitaine à titre temporaire, lâche son fusil. Il
porte ses mains à son visage ; le sang ruisselle entre ses doigts, glisse
le long de ses poignets, imprègne les manches de sa chemise déjà maculée de
boue séchée.
Charriés par un vent du
nord, d’épais nuages courent très bas, plongeant dans l’ombre le cimetière
anglais de Cambraisi. À l’abri du petit mur d’enceinte, les survivants de la
compagnie d’accompagnement du 13e régiment d’infanterie de Nevers
tiennent la position. Contre toute logique ils s’acharnent sur ce bout de terrain
inutile, alors qu’à moins de dix kilomètres les blindés allemands progressent
lourdement vers le sud.
D’un bond un jeune
médecin s’est précipité sur Bergé. Un coup d’œil lui suffit pour constater que
la blessure est superficielle.
« La balle vous a
cassé l’arête du nez, mon capitaine ! L’hémorragie va s’enrayer d’elle-même
si vous conservez la tête en arrière. Allongez-vous sur le dos et restez
tranquille un instant. »
Bergé obéit. Il
contemple la course des nuages, constate que la terre vibre.
« On pourrait
peut-être décrocher, mon capitaine, suggère timidement le médecin-lieutenant.
— J’attends des
ordres, fous-moi la paix, docteur. »
À midi le cimetière
tient toujours. Le capitaine Bergé reçoit une balle dans le bras ; la blessure
est nette, la balle a traversé les chairs sans provoquer de fracture.
Dans l’après-midi, les
hommes continuent à tomber, mais la compagnie a infligé des pertes sévères à
ses assaillants qui semblent faire preuve de lassitude.
À 16 heures, le capitaine
Bergé est atteint une troisième fois, juste au-dessus du genou. Lentement il
fait jouer l’articulation, constate qu’elle est intacte, puis il aide le
médecin à transformer sa bande molletière en garrot.
Par une brèche à l’ouest
du cimetière, un soldat se faufile. Son allure de bidasse ahuri, son teint
rosâtre de gros poupon rendent encore plus émouvants les risques qu’il prend
pour rejoindre la compagnie harcelée. Cloué au sol, le capitaine reconnaît son
chauffeur, Bastien, un gars de la Creuse. Pas un homme de la compagnie qui n’ait
ri de lui, qui n’ait raillé sa dégaine de paysan trop bien nourri. Auprès du
capitaine, Bastien s’excuse naïvement de la lâcheté du caporal-chef chargé de
la liaison.
« Il a foutu le
camp, mon capitaine ! Alors, je suis venu avec la Juvaquatre. Elle est
par-derrière, à moins d’un kilomètre. Le commandant Dupuis a dit qu’il fallait
vous replier. Il l’a écrit, mais le caporal-chef s’est barré avec le papier. »
Bergé donne des ordres. La
compagnie va évacuer en trois groupes par la brèche ouest. L’état-major se
trouve à Cambrai : une vingtaine de kilomètres à parcourir. Après, on
avisera.
Bergé quitte le
cimetière le dernier. Il s’est confectionné une canne ; il tente de
marcher, soutenu par Bastien, mais très vite il s’écroule, épuisé, vaincu par
la tension nerveuse et la douleur. Bastien le porte sur son dos jusqu’à la
Juvaquatre. Dans une semi-conscience, Bergé voit défiler les premières images
de l’exode. L’interminable chenille de soldats hébétés, abrutis, hagards qui se
traînent, misérables et loqueteux. Ils ne fuient pas, ils sont indifférents, ils
marchent sans connaître leur destination, ils suivent le précédent. Pour s’alléger
ils ont jeté leurs armes. La Juvaquatre avance au pas. Par moments, Bastien est
contraint de l’arrêter, bloqué par la densité des hommes. Près de Cambrai, Bergé
observe le manège d’un vieux paysan qui vient de ramasser un fusil, un Mas 36. Il
en a fait jouer habilement la culasse ; maintenant il est occupé à
récupérer des chargeurs. Ce qui surprend Bergé, c’est le réflexe du vieux qui a
dissimulé l’arme dans une capote avant de s’éloigner.
À Cambrai l’état-major a
décroché, il faut improviser. Dans la nuit du 18 au 19 mai 1940, quelques
heures après avoir évacué le cimetière de Cambraisi, Bergé trouve, en gare d’Arras,
un train sanitaire en instance de départ. Il donne l’ordre à Bastien de l’y
abandonner.
Dans le wagon, trois
religieuses sont débordées, impuissantes devant la souffrance, le désespoir, souvent
l’agonie des blessés. Bergé est étendu sur une couchette ; il reste sans
soins, mais ne s’en préoccupe pas. C’est dans une lassitude indifférente qu’il
perçoit le mouvement du convoi qui s’ébranle.
À ses côtés un homme
vient de mourir ; une religieuse lui a fermé les yeux, elle a rabattu sa chemise
en lambeaux sur son visage. On manque de couvertures.
À 7 heures du matin, lorsque
le train atteint Abbeville, une escadrille de Stuka attaque la ville, s’acharne
sur la gare. Une écœurante panique s’abat sur les occupants du convoi sanitaire.
Ceux qui peuvent marcher, ceux qui peuvent se traîner, ceux qui peuvent ramper
évacuent les wagons. Seules les trois religieuses n’abandonnent pas leur poste ;
l’une d’elles a un sursaut d’indignation.
« Même le médecin a
pris la fuite ! Un colonel, c’est une honte ! »
Bergé réagit. Criant
presque, il ordonne :
« Ma sœur, allez
dire au mécanicien de mettre en route. Il faut sortir le train d’ici.
— Le mécanicien est
parti avec les autres, capitaine. »
Un infirmier s’approche :
« La machine est
sous pression, je peux la faire fonctionner. Je veux dire, si vous m’en donnez
l’ordre, mon capitaine.
— Va, je prends
tout sur moi, va vite ! »
Il ne faut que quelques
minutes à l’infirmier pour gagner la motrice et la mettre en marche. Miraculeusement
épargné, le train sanitaire glisse lentement en direction de Neufchâtel.
Il faudra trois jours au
convoi pour atteindre Caen, trois jours durant lesquels de nombreux blessés mourront
faute de soins, trois jours de pagaille, de palabres, de discussions stériles, d’ordres
et de contrordres à chaque étape.
À Caen, les blessés sont
enfin transportés à l’hôpital. Le capitaine Bergé va s’y rétablir en moins de
trois semaines.
Né à Auch, il y a juste
trente ans, Georges Bergé est un robuste Gascon, de taille moyenne, aux cheveux
noirs et au regard sombre. Il doit sa puissance et sa vigueur à une jeunesse
rude et brutale, à une famille simple et intransigeante, aux sports les plus
violents qu’il pratique depuis l’enfance.
Le médecin-chef de l’hôpital
de Caen ne partage pas l’optimisme de Bergé lorsque, le 9 juin, le capitaine se
déclare apte à rejoindre son corps et réclame un titre de voyage et de
convalescence. Le capitaine sait néanmoins se montrer suffisamment convaincant
pour quitter l’hôpital dans la soirée, nanti de son autorisation. Il marche, s’aidant
d’une simple canne.
La nuit pour atteindre
Paris, deux jours pour rejoindre Nevers. Le capitaine Bergé se présente à son
corps, au chef de bataillon Dupuis, son supérieur direct. Les Allemands ont poursuivi
leur avance, ils sont aux portes de Paris. Dupuis, officier consciencieux, ne
sait que conseiller à son subordonné qu’il croyait prisonnier : « Allez
embrasser vos parents à Mimizan. Après, vous verrez bien. Je n’ose dire : chacun
pour soi… »
Bergé est décontenancé, il
espérait autre chose. Depuis un mois, il s’était efforcé de chasser l’évidence
de son esprit, il courait après un espoir abstrus. Son but atteint, la base de
son régiment à Nevers, ne lui procurait qu’une permission de convalescence lui
permettant de s’éloigner du front…
Plus accablante encore
devait être son arrivée à la maison familiale de Mimizan. Sec, presque
méprisant, son père devait déclarer :
« Qu’on me donne un
fusil, je vais y aller à ta place… »
Alors Bergé gagne
Bordeaux. Il erre dans les rues à la recherche utopique d’un contact, d’un
conseil, d’une voie à emprunter. Il se rend au consulat britannique, on l’y
reçoit comme un intrus, mais d’un sous-fifre il obtient une information : « Un
second convoi de bateaux polonais va appareiller incessamment de Saint-Jean-de-Luz…
Sur le premier, des soldats français ont embarqué, personne ne connaît au juste
leur destination… »
Des bateaux qui partent !
C’est fuir l’enfer que sera son pays occupé, c’est peut-être une chance de ne
pas subir l’humiliation. Bergé prend le train pour Bayonne.
À Bayonne, un réflexe
militaire le dirige vers la citadelle. Jamais il n’est parvenu dans le bureau d’un
chef d’état-major avec autant de facilité ; il règne un désordre total ;
soldats, sous-officiers et officiers s’occupent à rassembler leurs affaires, à
troquer leurs uniformes pour des vêtements civils. Lorsque Bergé pousse la
porte entrouverte et que, par habitude, il se fige au garde-à-vous, le colonel
a un mouvement de surprise.
« Monsieur ?… »
Bergé réalise qu’il est
en civil.
« Capitaine Bergé, mon
colonel, 13ème d’infanterie de Nevers. Je suis en permission de
convalescence.
— Eh bien, bonnes
vacances, capitaine !
— Mon colonel, je
venais me mettre à vos ordres.
— Vous m’en voyez
flatté, mais je n’en ai aucun à transmettre. »
Décontenancé, Bergé
bredouille :
« Puis-je au moins
obtenir de vous un conseil ? Une suggestion, mon colonel ?
— À quel sujet ?
— J’ai entendu dire
que des bateaux polonais devaient appareiller de Saint-Jean-de-Luz en direction
de l’Afrique du Nord. Est-il de notre devoir de tenter d’embarquer à leur bord ?
— Capitaine, je me
fous éperdument de vos états d’âme, je me lave les mains de vos crises de
conscience. Ignorant où se trouve le mien, je ne sais absolument pas où est
votre devoir. Faites ce que bon vous semble, et ne cherchez pas à rejeter la
responsabilité de vos actes sur l’autorité que je représente à vos yeux ! En
un mot, démerdez-vous et foutez-moi la paix ! Désolé de n’avoir pas pu
vous aider. » Amèrement, Bergé sourit.
« Détrompez-vous, mon
colonel, vous m’avez aidé, considérablement aidé. »
En sortant de la
citadelle, Bergé jette sa canne ; il considère qu’elle est devenue inutile,
il boite encore légèrement, mais les séquelles de ses blessures ne le
tourmentent plus. Il se dirige vers le labyrinthe de ruelles de la vieille
ville. Avec les quelques milliers de francs qui lui restent, il décide de s’offrir
un verre et de chercher un moyen de transport pour gagner Saint-Jean-de-Luz. Au
moment où il s’apprête à pousser la porte d’un bistrot, un espoir l’envahit. Deux
officiers polonais sont accoudés au bar. Bergé commande un vin rouge et s’approche
des hommes.
« Pardon, messieurs,
parlez-vous le français ? » Les hommes le dévisagent, soupçonneux. L’un
d’eux questionne sans le moindre accent : « Qui êtes-vous ?
— Capitaine Bergé, 13e d’infanterie de Nevers.
— Que voulez-vous ? »
Bergé décide de jouer le jeu.
« J’ai entendu dire
que des navires polonais devaient quitter Saint-Jean-de-Luz… »
Il s’interrompt devant
le regard qu’échangent les deux hommes. Le plus grand hausse les épaules.
« Nous sommes
français comme toi, Bergé ! Les Polonais nous ont donné ces capotes et ces
casquettes. Je suis l’aspirant Quilici, François Quilici. Lui, c’est l’aspirant
Bensa. (En riant, il ajoute :) Il est tout ce qu’il y a de plus français, c’est
le petit-fils de Clemenceau. » Les trois hommes échangent des poignées de
main et commandent à boire. Quilici est optimiste, rien ne semble pouvoir
altérer son moral ; même lorsqu’il se veut grave, ses yeux conservent une
étincelle de malice.
Le vieux paquebot
transformé en transport de troupes s’appelle Jean Sobieski. Ils sont une
centaine de Français tassés sur le pont, tous affublés d’une houppelande
polonaise ; ils regardent s’éloigner leur pays, hantés par la même pensée :
« Quand reviendrons-nous ? Reviendrons-nous jamais ? » C’était
le 17 juin 1940.
La mer est calme, le
ciel clair. À minuit, la plupart des hommes dorment. Les Polonais se sont
montrés avares de confidences quant à la destination de leur navire, mais nul
ne semble s’en préoccuper ; dans l’ensemble les hommes pensent qu’ils
gagnent l’Afrique du Nord.
Vers 2 heures du matin. Quilici
est saisi par un doute : on continue à faire route au nord-ouest, il y a
maintenant plus de six heures que le cap est fixe.
« Essayons d’interroger
les « Polacks », suggère Bergé.
— Le lieutenant
taciturne, là-bas, le grand maigre à lunettes qui n’a pas desserré les dents
depuis le départ a déjà essayé, ils l’ont envoyé rebondir.
— Qui est ce
tourmenté ? Tu le connais ?
— C’est un juif. Schumann,
Maurice Schumann, je n’en sais pas plus. »
À l’aube le mystère s’éclaircit.
Le Jean Sobieski rejoint un convoi d’escorteurs britanniques. Le cap devient
plein nord. La destination ne peut être que l’Angleterre. Quilici s’en montre
enthousiaste.
« J’ai des tas d’amis
et de relations à Londres », annonce-t-il.
Il faut trois jours au Jean Sobieski pour parvenir àLiverpool. Bergé, Quilici et Bensa ont joué
des coudes pour se trouver au plus près de la passerelle de débarquement. Le
calme et la quiétude du grand port les étonnent. Ils ne constatent pas la
moindre trace des combats violents qui se sont déroulés sur le continent. Pendant
la traversée, ils sont restés coupés du monde, aucune nouvelle ne leur est
parvenue.
Dans la bousculade
inévitable qui se produit sur la passerelle, Quilici gagne plusieurs places. Il
met pied à terre parmi les premiers. Depuis la veille il a prévenu Bergé et
Bensa :
« Il faut que j’essaie
de téléphoner par tous les moyens. Quel que soit l’endroit où nous débarquerons,
il y aura désordre et confusion. Une centaine de Français en uniformes polonais,
sans la moindre instruction, ça ne peut que créer une monstrueuse pagaille, j’essaierai
d’en profiter. »
Il ne se trompait pas. Sur
le quai les Français sont parqués, encadrés par quelques militaires britanniques
qui attendent des ordres. Quilici est parvenu à se faufiler, il a gagné des
bâtiments voisins.
Après une heure, Bergé
et Bensa commencent à s’inquiéter. Il est évident que les consignes arrivent, qu’on
va les faire bouger incessamment. Quilici revient à la dernière minute, alors
que les camions qui leur sont destinés se rangent en demi-cercle. Un
sous-officier rigide l’interroge sur les raisons de son éloignement ; il
feint d’ignorer l’anglais, mais d’un geste précis, explique qu’il vient de
pisser.
Dans le camion, Quilici
garde le silence. Bergé et Bensa comprennent qu’il ne tient pas à faire un rap
port public.
A peine quatre
kilomètres et c’est le camp d’Aintree. Inquiets les Français remarquent les
sentinelles, les fils de fer barbelés. A peine sortis du camion, les trois
officiers s’éloignent. Quilici prend ses compagnons par le bras.
« Il faut foutre le
camp d’ici et gagner Londres au plus vite, J’ai réussi à téléphoner à une
grande amie, Geneviève Tabouis, c’est une journaliste, elle est au Savoy, elle
nous attend. Un général français a pris la décision de poursuivre le combat. Il
cherche des officiers pour le seconder, il s’appelle de Gaulle.
— Pourquoi ne pas
en parler aux Anglais ?
— Il me semble plus
simple de se procurer une paire de pinces coupantes que de rédiger un rapport à
l’intention des autorités britanniques. »
Aux alentours de 2
heures du matin, Bergé à plat ventre sectionne sans peine la double rangée de
barbelés, ce qui permet aux trois hommes de ramper à l’extérieur du camp. Il a
volé lui-même une paire de pinces dans la caisse à outils d’un camion anglais. Les
officiers français gagnent à pied Liverpool, déambulent dans les rues désertes
jusqu’à l’heure du premier train qui, sans encombre, les conduit à Londres.
À 15 heures ils se
rasent dans les toilettes de la gare Victoria, à 16 heures ils arrivent dans le
hall du Savoy. Geneviève Tabouis les y rejoint. Après les avoir embrassés,
elle leur parle avec passion de l’appel du 18 juin, de l’organisation qui prend
naissance, mais surtout elle évoque de Gaulle, sa personnalité, sa résolution. Bergé
écoute la journaliste avec fièvre. L’image de son nouveau chef se forme dans
son esprit, il éprouve une intense satisfaction, car enfin il réalise qu’il a emprunté
le bon chemin, que son instinct ne l’a pas trompé et que c’est bien d’ici que
le combat doit se poursuivre.
Par téléphone, Geneviève
Tabouis organise un rendez-vous instantanément. De Gaulle recevra les trois
officiers à 18 h 30 à sa résidence de St. Stephen’s House. Ça
leur laisse tout juste une heure devant eux. Quilici et Bensa décident d’arpenter
les rues de Londres, Bergé s’affale dans un fauteuil de l’immense hall et
rassemble ses idées.
C’est pendant cette
heure de méditation solitaire d’un officier épuisé que devait naître l’idée des
parachutistes de la France libre.